Intéressé par des indices que j’avais repérés d’une certaine proximité entre Russie et Allemagne, j’ai décidé d’approfondir au moins un peu le sujet. Quelques mots tout d’abord pour expliciter mes motivations à m’engager dans cette recherche. (Nota : pour qui veut creuser, les mots ou expressions soulignés en bleu renvoient aux pages Wikipedia).
D’une part, intrigué par la similitude entre les noms « Russie » et « Prusse », j’ai découvert qu’étymologiquement, « Prusse » venait de « boruss », signifiant « presque russe », nom dans leur langue originale des peuplades des régions de la Baltique d’abord colonisées par les Chevaliers Teutoniques (« Drang nach Osten »), puis devenues au XVème siècle possessions de la Prusse (en fait, il s’agit de ce qu’on a appelé plus tard la Prusse Orientale). Elles ont été partiellement conquises par la Russie au XVIIIème (où l’on voit apparaître les barons baltes), et partiellement prussiennes ou polonaises jusqu’à la disparition de l’état prussien après résolution des conflits du XXème siècle. Comme chacun sait, la Pologne a été l’objet d’un certain nombre de partages tout au long de son histoire, un état « à géométrie variable » en quelque sorte.
Un mot encore, de « géographie-linguistique » : en russe le mot adjectif « allemand » se traduit par « niemetski » (немецкий), référence au fleuve Niémen. Selon Wikipedia « La partie finale de son cours (il débouche dans la lagune de Courlande) délimite la frontière entre l'enclave de Kaliningrad (Russie), mais anciennement Königsberg, et la Lituanie. Les tribus germaniques vivaient au-delà de ce fleuve avant le Drang nach Osten. C'est pour cette raison qu’une étymologie populaire voit dans le nom de ce fleuve l’origine du nom désignant la langue allemande dans les langues slaves ». Autrement dit, pour les russes, les allemands sont des prussiens au-delà du Niémen.
Ancienne vue de la Tilsit prussienne, sur la rive gauche du Niémen, aujourd'hui ville russe sous le nom de Sovetsk.
D’autre part, et que le lecteur me pardonne ces références d’ordre personnel, j’ai appris en retravaillant les mémoires autobiographiques de ma mère, issue d’une famille d’origine russe, qu’elle avait pour grand-mère maternelle une dénommée Sophie Fleischitz, ainsi que du côté paternel deux tantes par alliance allemandes d’origine, une Sophie Rabeneck et une Mara Rehbinder. Ma mère écrit à propos de Sophie Fleischitz, originaire de Penza, ville du sud-est de la Russie située sur un affluent de la Volga, qu’elle était « issue d'une famille d'Allemands de la Volga, assez russifiée, mais cultivant encore les vertus germaniques d'ordre, de discipline et de grande conscience dans le travail, fait toujours minutieusement (on croit comprendre en creux qu’elle n’était pas « bordélique » comme les vrais russes !). Quant aux Rabeneck, mon grand-père, qui avait la dent dure et parlait allemand, les surnommait « Rabendreck » (juste pour le plaisir du calembour) : en espérant qu’aucun d’entre vous n’est apparenté à cette famille, je laisse le soin aux germanistes de traduire ce méchant jeu de mots ! Enfin les Rehbinder étaient paraît-il une famille appartenant à ce qu’on appelle les « barons baltes », catégorie déjà citée plus haut et qu’on verra apparaître à plusieurs reprises dans la suite de cette recherche.
Après ce long préambule, je vous propose (en ordre chronologique mais non exhaustif) quelques exemples historiques qui illustrent à mon avis ce que l’on pourrait qualifier de philo-germanisme des élites de la Russie tsariste. Comme on va le voir, les tsars n’ont cessé durant deux siècles, de Pierre le Grand à la Révolution russe, de s’allier à de grandes familles germaniques, et de recruter leurs meilleurs militaires. On peut penser qu’il en reste quelques traces dans la psyché russe moderne, sous forme d’une certaine admiration respectueuse pour les qualités d’ordre, de rigueur et d’énergie censément allemandes (prussiennes ?), comparées à l’idée que se font les Russes eux-mêmes de leur propension au désordre et à la passivité (le charme slave ?), qu’ils ont toujours espéré compenser en remettant leur destin entre les mains de chefs autoritaires, ainsi qu’en affichant un goût certain pour le prestige militaire. Citons pour l’autorité Ivan Le Terrible, Pierre le Grand, et plus près de nous Staline ou Poutine, sans oublier pour le désordre Gorbatchev ou Eltsine !
Commençons par Pierre le Grand (1672 – 1725). Grand, il l’était vraiment : plus de 2 m paraît-il. Il a été le premier tsar à s’intéresser vraiment à l’Occident (aucun n’avait voyagé en Occident depuis le XIème siècle). Ayant fait la connaissance de différents compagnons d’amusement étrangers pendant sa jeunesse, il prend conscience du retard de développement de la Russie. Il organise au début de son règne un long voyage à l’étranger, d’abord pour rechercher des alliances contre les Ottomans, et aussi pour s’initier aux meilleures techniques et aux principes d’organisation de l’époque. Il commencera par un séjour incognito en Prusse, où il apprend l’artillerie. Par la suite, il n’aura de cesse de faire venir à son service en Russie de nombreux ingénieurs, architectes, chefs militaires, négociants. Il sera le premier tsar à bénéficier du titre d’Empereur, après avoir conquis sur les suédois un accès à la Baltique, la Courlande, la Livonie (aujourd’hui Lettonie et une partie de l'Estonie) … Il créa St Pétersbourg et en fit sa capitale.
Catherine 1ère, son épouse, ne régna que deux ans, de 1725 à sa mort en 1727. Elle était née en 1684 à Jakobstadt en Livonie. Simple (elle est restée analphabète jusqu’à sa mort), mais jolie servante entrée au service d’abord d’un pasteur luthérien, puis de Boris Cheremetiev, un vieux général russe devant qui reculaient alors les troupes suédoises, et ami de Pierre le Grand, qui en fera son premier Generalfeldmarschall en 1701, elle intègre les cercles du pouvoir russe (semble-t-il par « promotion canapé », comme on dit aujourd’hui). Elle donnera 7 enfants à Pierre le Grand, qu’elle sauvera aussi en 1711 d’un encerclement par les Ottomans en cédant ses bijoux au Grand Vizir. Romantique, non ?
Biron (1690-1772), Duc de Courlande, est un drôle de zigoto ! Petit-fils d’un palefrenier du Duc de Courlande, il s’appelait en fait Bühren et venait d’une famille originaire de Westphalie (Herford, nous voilà !). Amant de la veuve du Duc Jacob de Courlande, qui deviendra Anne 1ère de Russie (voir ci-après), il la suivra dans son accession au trône de Russie. Peu instruit mais ambitieux, il se fera nommer Comte de Biron, soi-disant de noblesse française, puis Grand Chambellan et enfin se fera élire Duc de Courlande malgré l’opposition de la noblesse locale. Favori de la tsarine, il s’était entouré de ministres et généraux allemands mus par l’appât du gain, créant avec eux un régime de terreur (délations, assassinats, exils en Sibérie), régime, qu’on appela
bironovchtchina (le gâchis à la Biron). Régent quelques temps du Tsar Ivan VI, il est rapidement destitué et exilé en Sibérie, ayant aussi perdu son duché !).
Redevenu Duc de Courlande grâce à Catherine II (voir ci-après), il meurt en 1772 à Mitau (actuellement Jelgava, Lettonie). A noter qu’il avait créé en 1730 le régiment Ismaïlovski, troisième régiment d’infanterie de la Garde Impériale, confié à l’adjudant général Karl Gustav von Löwenvolde, qui recruta ses officiers principalement dans les provinces baltes, ainsi que parmi des officiers d’origine étrangère, principalement germanique.
Anne 1ère de Russie (1693 – 1740) : un personnage assez peu plaisant ! Fille et nièce de tsars (Ivan V et Pierre le Grand), elle est mariée à 17 ans à Frédéric III Guillaume Kettler, Duc de Courlande, qui décède peu après. Après 19 ans de séjour en Courlande, elle est rappelée en Russie pour accéder au trône d’Impératrice. Choisie comme présentant peu de risques d’exercer un pouvoir absolu, elle s’en empare tout de même avec autorité…et l’abandonne en grande part à son amant Biron (décrit ci-dessus). Hautaine, paresseuse, plus germanique que russe, avec un goût pour des amusements sordides impliquant des personnes atteintes de difformités, elle est peu appréciée. C’est cependant sous son règne que l’Ukraine sera définitivement annexée à l’Empire Russe.
Pierre III (1728-1762) : le pauvre homme ! (ivrogne de surcroît). Né à Kiel d’une mère princesse de Russie (Anna Petrovna, fille de Pierre le Grand), sous le nom de Karl-Peter Ulrich von Holstein-Gottorp, il aura la malchance d’être marié par sa tante la tsarine Elizabeth à Sophie d’Anhalt-Zernst, devenue Catherine en se convertissant à l’orthodoxie. Devenu Tsar à la mort de sa tante, grand admirateur de Frédéric II de Prusse, contre qui la Russie mène alors une guerre victorieuse, il lui livre des secrets militaires et met fin rapidement à cette guerre en restituant au roi de Prusse, sans contrepartie, les territoires conquis. Ayant par exemple obligé l’armée à se vêtir d’uniformes prussiens, il se fait rapidement détester. Après à peine 6 mois de son règne, son épouse Catherine organise un coup d’état, le force à abdiquer, et le fait assassiner par les frères Orlov, dont le cadet est son amant.
Catherine II la Grande (1729-1796) : née Sophie d’Anhalt-Zerbst à Stettin en Poméranie, élevée dans la foi luthérienne par une mère ambitieuse qui la présente à toutes les cours d’Allemagne, puis intrigue avec succès pour la marier adolescente au futur Tsar Pierre III, elle se fait très vite aimer des russes, dont elle parle la langue et épouse la foi orthodoxe. Sans descendance de son époux, elle prend des amants, dont il serait trop long ici de rappeler la liste, et dont elle eut quelques enfants ! Notons quand même un Stanislas Poniatowsky, qu’elle mit sur le trône de Pologne (et dont la descendance fournira jusqu’à un ministre d’Etat du Président Giscard d’Estaing) ; et un flamboyant Grigori Potemkine (qu’elle aurait même épousé secrètement). Incontestablement une grande impératrice, grande conquérante à l’extérieur (partage de la Pologne, nombreuses victoires et conquêtes contre les Ottomans, et grande réformatrice à l’intérieur, grande intellectuelle aussi, très ouverte à la culture occidentale, et notamment française. C’est elle qui « importera » les Allemands de la Volga pour exploiter mieux ces terres peu peuplées.
Marie Fedorovna (1759-1828), est née Sophie Dorothée de Wurtemberg, à Stettin ; elle passera sa jeunesse en France, à Montbéliard, principauté que son père a obtenue du Roi de Prusse. Pressentie par son oncle Frédéric II de Prusse, et par la Grande Catherine pour épouser son fils le tsarévitch Paul, elle le rencontre à Berlin et ils tombent sincèrement amoureux. Devenue son épouse et convertie orthodoxe sous le nom de Maria Féodorovna, elle lui donnera dix enfants. Les deux aînés lui seront retirés par la Grande Catherine, qui entend en maîtriser l’éducation. Ils deviendront plus tard les tsars successifs Alexandre 1er et Nicolas 1er.
Elle consacra sa vie à la promotion des arts et des lettres, et à l’embellissement des chateaux soit offerts par la Grande Catherine (palais de Pavlovsk, de Gatchina), soit à Tsarskoie Selo (palais Alexandre, palais Catherine), et même à St Pétersbourg ( l’Hermitage, l’Amirauté). Elle fut à l’origine des premières écoles pour femmes et de nombreuses œuvres de charité. Devenue brièevement impératrice à la mort de son époux Paul 1er (assassiné), elle sera ensuite impératrice douairière, jalouse de ses prérogatives, fortement impliquée dans la politique étrangère russe et viscéralement anti-bonapartiste. C’est elle qui s’opposera au mariage de sa fille Anna Pavlovna avec Napoléon, qui en avait demandé la main dans l’espoir d’en obtenir une descendance que Joséphine de Bauharnais ne pouvait lui donner.
Sa nièce, Catherine de Wurtemberg (1783-1835), fille de Frédéric II roi de Wurtemberg (dont Marie Federovna avait obtenu de sa belle-mère Catherine la Grande la nomination comme Gouverneur Général de Finlande), était née à St Pétersbourg et donc apparentée par sa tante aux Romanov.
Napoléon souhaitant d’une part s’allier à des états « tampons » entre la France et l’Autriche, et d’autre part intégrer dans sa famille du sang « vraiment » royal qui manquait à sa légitimité, obtint la main de Catherine de Wurtemberg pour son frère Jérôme, Roi de Westphalie, qu’elle épousa en 1807 à Paris. C’est ainsi qu’elle devint Reine de Westphalie. Elle supporta sans se plaindre les frasques et adultères de son époux, que leurs sujets surnommaient « König lustig ».
Catherine Pavlovna (1788-1819) , est la fille de Paul 1er et Marie Feodorovna, sœur cadette du tsar Alexandre 1er. Mariée par sa mère à Georges d’Oldenbourg (*) en réaction aux prétentions napoléoniennes d’épouser sa sœur Anna Pavlovna, elle devient veuve au bout de trois ans à peine, et se remarie 4 ans plus tard avec Guillaume 1er Roi de Wurtemberg.
Cette princesse russe devenue reine en Allemagne meurt à trente ans à Stuttgart, après avoir créé pour ses sujets accablés par l’inflation et la famine, des œuvres de charité, une école de filles et un hôpital, ainsi que la Caisse d’Epargne Wurtembourgeoise.
(*) : l’Oldenbourg est une possession russe, à la suite de l’échange en 1774 du Holstein avec le Danemark. Il se situe près de l’embouchure de la Weser à 100 km au nord d’Osnabrück. Un Oldenburg a été général de l’armée impériale russe pendant les guerres napoléoniennes.
Nicolas 1er (1796-1855) : fils de Paul 1er et Sophie de Wurtemberg (vus plus haut), il épouse Charlotte de Prusse, fille de Frédéric-Guillaume III de Prusse. De leurs 10 enfants, 3 furent morts-nés ou moururent jeunes, les 7 autres sans exception se marièrent dans la haute aristocratie allemande. Il accède nolens volens au trône de Russie que son frère Constantin a refusé, et doit d’abord réprimer la révolte dite des « décembristes ». Profondément conservateur, il est systématiquement hostile aux révolutions qui secouent l’Europe (1830 et 1848), il paralyse le pays pendant 30 ans et finit par perdre la guerre de Crimée. C’est sous son règne et malgré sa censure que se développa la grande littérature russe (Pouchkine, Gogol, Tourgeniev etc…), et que se cristallisa le débat entre slavophiles (« la Russie, entre l’Occident et l’Orient, est supérieure à l’Europe, dont elle n’a rien à apprendre, on doit rejeter les idées libérales et l’héritage de Pierre le Grand), et occidentalistes (« la Russie est en Europe et doit progresser selon les principes posés par Pierre le Grand »). Un débat qui est encore vif sous Poutine !
Anatole Demidoff (1812-1870) : un personnage intéressant , généreux…et malchanceux. Né à St Pétersbourg mais élévé et formé à Paris, il commence sa carrière dans la diplomatie russe, puis se fait connaître comme collectionneur et industriel, s’établissant définitivement en Europe de l’Ouest, ce qui lui vaut l’inimitié du tsar Nicolas 1er. Grand admirateur de Napoléon 1er, il rencontre en 1839 Jérôme Bonaparte désormais ruiné et en exil à Florence, et, richissime, lui propose pour l’aider d’épouser sa fille unique Mathilde Bonaparte : la dot sera payable à tempérament pour sa partie en espèces, le reste, des bijoux, étant racheté par Demidoff (pour 3 fois le montant total de la dot !). Le Tsar Nicolas 1er, pour permettre à sa cousine sa cousine Mathilde, dont il est proche, de conserver en Russie son titre de princesse, le fait Prince de San Donato, mais lui marque ostensiblement son dédain.
La mésentente s’impose rapidement entre les époux, qui arborent chacun amant et maîtresse. Mathilde fuit à Paris rejoindre son amant, avec les bijoux (que Demidoff ne put jamais récupérer). Il fut même condamné par le tribunal de St Pétersbourg à verser une forte pension à Mathilde, puis autorisé personnellement par le Tsar Nicolas 1er à divorcer.
Très généreux donateur par la suite (œuvres de charité, soutien aux prisonniers de la guerre de Crimée etc..), il sera réhabilité par le tsar suivant Alexandre II.
Marie de Hesse-Darmstadt (1824-1880), était, entre autres, une cousine de Sissi impératrice.
Elle devint impératrice consort de Russie parce que le tsarévitch, futur Tsar Alexandre II, était tombé amoureux d’elle au premier regard et l’avait épousé. Parmi les 8 enfants du couple, on note le futur tsar Alexandre III, lui-même père du futur tsar Nicolas II, assassiné avec toute sa famille par les bolcheviques en 1918, et avec qui s’éteint ainsi la lignée des Romanov. Marie de Hesse Darmstadt, devenue Maria Alexandrovna, avait perdu son fils aîné Nicolas lors d’un séjour à Nice, dans une villa sur l’emplacement de laquelle fut ensuite édifiée la cathédrale orthodoxe de Nice.
Catherine Mikhaïlovna, Duchesse de Mecklembourg (1827-1894) est un exemple inverse, où une jeune femme de la haute aristocratie russe (petite fille du tsar Paul 1er), va se marier avec un prussien. Cependant, elle et son époux le Duc de Mecklembourg-Strelitz (un nom qui sonne vraiment prussien, n’est-ce pas), se marièrent, s’installèrent et vécurent à St Pétersbourg, où la duchesse s’occupa beaucoup d’œuvres de charité, recevant par exemple en été en son Palais d’Oranienbaum les enfants malades de l’hopital de St Pétersbourg.
Alix de Hesse-Darmstadt (1872-1918) nous amène à la fin de cette longue histoire : elle sera la dernière impératrice russe, la dernière choisie parmi les filles de la noblesse allemande. Tombée amoureuse très jeune du tsarevitch Nicolas, jeune lui aussi, rencontré lors du mariage de sa sœur Eliszabeth avec un frère cadet du tsar Alexandre III, elle l’épouse en 1894 à St Pétersbourg, convertie orthodoxe sous le nom d’Alexandra Fiodorovna.
Elle ne saura pas se faire aimer du peuple russe, et le couple, trop conservateur et inexpérimenté en politique, s’avèrera impuissant à empêcher les révolutions russes de 1905 et 1917.
Comme dit plus haut, ils périrent assassinés par les bolcheviques en 1918, dans la Maison Ipatiev d’Ekaterinbourg restée célèbre. L’ordre serait venu de Moscou, Lénine l’ayant donné ou au moins ayant laissé faire.
On pourrait dire en manière de conclusion à cette série d’exemples, que la « russité » de la dynastie des Romanov a été fortement teintée, voire imprégnée, de « prussité » !
Mais comme on le verra ci-après, cette germanophilie apparaît aussi dans le domaine militaire. En effet, Pierre le Grand institua dès le début de son règne, en 1699, en s’inspirant du modèle austro-allemand, le rang de « Generalfeldmarschall », dénomination conservée telle quelle dans la langue russe (Генерал-фельдмаршал). Ce rang, le plus élevé dans les armées de la Russie impériale, ne disparaîtra qu’en 1917, à la Révolution. Pierre le Grand fut ainsi le premier tsar à recruter des militaires de haut rang en Prusse, dont voici quelques exemples :
Burckhardt Christoph von Münnich (1683-1767), né en Oldenburg, mort à St Pétersbourg sous le nom russifié de Kristofor Antonovitch Minikh, cet ingénieur et militaire ayant servi en France, en Hesse, en Pologne, sera recruté par Pierre le Grand comme ingénieur général et continuera ses travaux (fortifications, ports, canaux) sous Catherine 1ère et Pierre II. Fait comte et gouverneur (de Carélie, de Finlande…) il est ensuite chargé par l’impératrice Anne de réformer l’armée. Un temps ministre de la guerre, il va ensuite guerroyer longtemps contre la Pologne (c’est lui qui remplace Leszczinski par Poniatowski sur le trône de Pologne), et contre les Turcs. Il devient même premier ministre, puis, victime de Biron (voir plus haut) sera exilé 20 ans en Sibérie et déchu de ses titres, qu’il récupèrera sous Cathrine II (la Grande), redevenu Directeur général des Canaux et des Ports de Russie.
Burckhardt Christoph von Münnich
Andreï Ostermann (1686-1747), né à Bochum en Westphalie, mort en Sibérie ! Ayant fui l’Allemagne après avoir assassiné un de ses condisciples, passé par la Hollande, il devient diplomate sous Pierre le Grand, puis ministre des Affaires étrangères, gouverneur du Tsar etc…il sera victime d’un coup d’état, condamné par la nouvelle tsarine Elizabeth Petrovna à être écartelé… puis décapité (!), mais grâcié in extremis et exilé à vie en Sibérie. Ses deux fils, rappelés à la cour par Catherine la Grande, firent ensuite de belles carrières : sénateur, gouverneur de Moscou pour l’un, ambassadeur à Stockholm, puis chancelier impérial pour l’autre.
Bennigsen (1745-1826), encore un destin extraordinaire ! Né à Brunswick en Basse-Saxe, mort tout près à Banteln (Hildesheim, on est là à 80 km d’Herford !), ruiné après avoir sevi dans la cavalerie à la fin de la guerre de 7 ans, il est recruté comme officier de cavalerie par Catherine la Grande et s’illustre ensuite si bien Pologne qu’elle le comble d’honneurs. Congédié par Paul 1er, poussé par les Anglais, il prendra la tête du complot visant à l’assassiner. Rétabli dans ses fonctions par Alexandre III (le fils et successeur de Paul 1er), gouverneur de Lituanie, il participe ensuite aux guerres napoléoniennes en tant que général de l’armée impériale russe (batailles d’Eylau, de Friedland). Quitte l’armée après avoir rencontré Napoléon lors de l’entrevue de Tilsit.
Wittgenstein (1769-1843) : il est né en Russie, mais sa famille est originaire de Berleburg en Westphalie (près de la Dortmund actuelle). Generalfeldmarschall de l’armée impériale russe, il participe aux guerres napoléoniennes : Austerlitz, Friedland, campagne de Russie (le Tsar l’appelle « le sauveur de St Pétersbourg »), campagnes d’Allemagne et de France, où il sera gravement blessé (à Bar sur Aube). Conseiller d’Etat puis maréchal, sa santé le contraint à prendre sa retraite.
Le Roi de Prusse le fera Prince (Fürst zu Sayn-Wittgenstein) en 1834.
Enfin, deux cas plus proches de nous :
Wrangel (1878-1928) : issu de la branche établie en Russie d’une vieille famille germano-balte (voir Famille von Wrangel), prend part à la guerre russo-japonaise en 1904 en tant que capitaine de cavalerie. Au début de la Première Guerre Mondiale, il se fait remarquer en s’emparant d’une batterie prussienne, puis est envoyé sur le front sud-ouest où il commande un régiment de cosaques et participe à l’offensive Broussilov (bataille la plus meurtrière de toute la guerre, tous fronts confondus). Démis de ses fonctions par le gouvernement provisoire en 1917, il se retire en famille en Crimée, où il est fait prisonnier par des marins bolcheviques mais sauvé par les supplications de son épouse. Il rejoint les armées blanches en Septembre 1918 et prend le commandement de celle dite « du Sud ».
Porté à la tête de ce qui reste de l’Armée Blanche en Crimée en Avril 1920, il fait de son mieux pour repousser les attaques bolcheviques jusqu’à l’automne, mais sachant que le rapport de forces lui est défavorable à 1 contre 4, il prépare l’évacuation des troupes restantes et des civils qui le souhaitent vers la Turquie et l’Europe : en 3 jours, 146 000 personnes et 126 bateaux. De nombreux soldats, officiers et intellectuels s’installeront à Boulogne – Billancourt pour travailler chez Renault les ouvriers encadrés par les officiers. Un groupe s’installera même à Rives, (voir ce blog de Mr Moussine-Pouchkine, dont la mère était une amie de la mienne), y rejoignant des Russes qui avaient fui la Révolution de 1905, et conservant longtemps l’objectif utopique d’anéantir le pouvoir bolchevique. Redevenu ingénieur et établi Bruxelles, Wrangel y meurt en 1928, peut-être empoisonné par la Guépéou.
Andreï Vlassov (1900-1946) : engagé comme simple soldat dans l’armée rouge en pleine guerre civile (1918), il combat contre les armées blanches de Denikine et passe capitaine, puis major et commandant. Membre du Parti, soutien indéféctible de Staline, il échappe aux purges qui décimèrent les rangs des officiers supérieurs de l’Armée Rouge dans les années trente-quatre / trente-cinq. Au début de la 2ème guerre mondiale, en 1939, il fait de son unité médiocre une troupe d’élite, avec laquelle il participe brillament (plusieurs décorations) à la défense de Kiev, puis de Moscou.
En Février 1942, son opération visant à briser l’encerclement de Léningrad par les Allemands échoue, il est fait prisonnier par la Wehrmacht. Convaincu que Staline l’a laissé tomber sans lui envoyer de renforts, et se sachant considéré automatiquement comme traître par Staline, puisque fait prisonnier, il se met au service de la Wehrmacht et crée une Armée Russe de Libération, dont il prend le commandement. A la toute fin de la guerre, ses troupes se retournent contre la Wehrmacht, mais les Alliés lui refusent l’asile. Il est capturé par les soviétiques (ou peut-être leur a-t-il été livré). Tous les membres de son armée sont déportés en Sibérie (avec femmes et enfants), lui-même et ses officiers supérieurs sont internés à la Loubianka, torturés, jugés à huis clos et finissent pendus le 1er Août 1946.
Voilà une triste histoire pour finir, bien moins flamboyante que celle des maréchaux d’empire russes d’origine allemande !
Allez, une petite dernière : Gehrard Schröder, ex chancelier de la Bundesrepublik Deutschland, devenu depuis sa sortie de la vie politique, et par la grâce de Poutine, successivement président de la société russe Gazprom en charge de la construction du gazoduc Nord Stream (qu’il avait initié avec les Russes avant son départ), et désormais Président du complexe industriel russe ROSNEFT, n’est-ce pas là un ultime avatar de la germano-philie des autorités russes les plus hautes !
De Pierre le Grand à Poutine, même combat !
De Pierre Micol, novembre 2020